Cet article a préalablement été publié en anglais le 11/08/2013. Toutes les citations directes doivent être confrontées à leur version originale en anglais.
Le Professeur Karel Van Hulle a été en charge de Solvabilité II à la Commission européenne de 2004 à 2013. Après avoir quitté ses fonctions en février dernier, il évoque dans cet entretien avec Gideon Benari, rédacteur en chef de Solvency II Wire, ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné, et explique pourquoi la stratégie de l’industrie en ce qui concerne le traitement des garanties « branches longues » a fait fausse route.
—
C’est un peu comme si je faisais partie de la cour d’une vedette de cinéma. Il ne faut normalement pas plus d’une minute pour traverser le hall du Grand Hotel Parco dei Principi et rejoindre le café au bord de la piscine en passant par la terrasse et les jardins. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. J’accompagne Karel Van Hulle, l’ancien chef de l’unité Assurances et fonds de pension de la Commission européenne et avant que nous ayons pu passer la porte à tambour donnant sur la terrasse, deux « fans » enthousiastes l’ont déjà abordé, ravis de le voir et curieux de l’entendre sur la vie après la Commission. Me voilà donc.
C’est la veille de la conférence annuelle d’Insurance Europe à Rome. Le lendemain, le professeur Van Hulle sera sur l’estrade pour animer la journée. Il travaille sur Solvabilité II depuis 2004 et son expertise à cet égard est sans égale. C’est un privilège unique d’avoir un modérateur qui est aussi compétent, voire plus, sur le sujet que la plupart des panélistes.
Pour l’instant, nous devons nous frayer un chemin au milieu d’un parterre enthousiaste de dirigeants du secteur de l’assurance profitant de quelques moments de pause après le déjeuner. Alors que nous passons la porte, il est immédiatement repéré par un groupe occupant une table ronde sur la terrasse. C’est un festival de salutations chaleureuses, d’accolades et de poignées de main. Là, je fais vraiment partie de la cour. Je me tiens à courte distance de ces effusions, suffisamment près pour être remarqué, mais un peu à l’écart pour ne pas être abordé. C’est un peu gênant d’être là. Les choses se calment finalement et nous arrivons enfin à nous asseoir à une table dans le café. Je suis impatient d’entendre ses réflexions sur Solvabilité II et sur le processus réglementaire, voire d’avoir la primeur de quelques informations débarrassées du carcan de la position officielle et de la censure d’un bureau de presse vigilant.
« Pour autant que je me souvienne, rares sont les projets concernant les services financiers qui ont obtenu dès le début, à savoir lorsque nous avons fait notre proposition en 2007, l’adhésion unanime des professionnels, des ministères des finances et du monde extérieur. Là, les acteurs du secteur, et tout le monde, disent que cela va dans la bonne direction », dit-il.
Le professeur Van Hulle parle avec la force de conviction d’un général à la retraite qui sait que la guerre fait encore rage depuis qu’il a quitté le champ de bataille. De fait, il apparaît toujours très actif dans l’univers de Solvabilité II.
Cette « adhésion unanime » a commencé à se lézarder lorsque les problèmes sont apparus, surtout après que la crise financière a montré que, en appliquant l’approche bilancielle holistique de Solvabilité II (qui consiste à évaluer les actifs et les passifs à leur valeur de marché ou en utilisant les paramètres de marché pour les valoriser), de nombreuses sociétés apparaissaient moins bien capitalisées qu’elles ne l’étaient selon les critères de Solvabilité I.
« Dès que vous rencontrez des problèmes dans le développement du projet, la voix du conservatisme se fait alors de nouveau entendre, vous savez, ces gens qui disent qu’après tout, Solvabilité I, ce n’était pas si mal que cela puisque le secteur de l’assurance a très bien survécu à la crise financière. La marge de solvabilité calculée selon Solvabilité I montre que le business de l’assurance se porte bien. Cela pourrait être très différent sous Solvabilité II. »
« Le problème c’est que Solvabilité I ignore le risque pour l’essentiel. Ces personnes, je veux dire les conservateurs, qui refusent d’évoluer alors que le monde bouge, elles font d’autant plus entendre leur voix que les projets stagnent. »
« Je les ai souvent appelées les démons. Comme je l’ai souvent dit, ce qu’il faut faire dans un projet de réglementation, c’est d’enfermer les démons dans un placard. Lorsqu’un projet est au point mort comme c’est le cas actuellement pour Solvabilité II, le risque est que ces démons sortent du placard. Et ces démons ne s’arrêteront pas là. Ils n’arrêteront pas de brailler. »
« Vous pouvez voir que les gens qui disaient en 2007 et 2009 que Solvabilité II était la bonne approche, disent maintenant le contraire parce qu’ils espèrent que personne ne se souviendra qu’ils ont dit le contraire. Et ils le font parce que malheureusement, dans le secteur de l’assurance, il y a aussi des gens qui ont une vision à court terme. Ce n’est pas bien. L’assurance est une activité qui s’inscrit dans la durée. L’assurance, cela concerne ce qui va arriver dans le futur. Ce n’est pas ce qui va arriver pendant le mandat d’un PDG à la tête d’une société. Oui c’est cela en effet, ces conservateurs invétérés vont vraisemblablement freiner des quatre fers… jusqu’à ce qu’ils quittent leurs fonctions de PDG. Ils pourront probablement dire qu’ils ont renforcé leur société. Mais dès le lendemain de leur départ, les difficultés pourraient bien apparaître. »
Le professeur Van Hulle ne mâche pas ses mots. C’est un J’accuse adressé à tous ceux du secteur de l’assurance qu’il soupçonne d’être mécontents de la façon dont Solvabilité II a exposé le bilan de leur entreprise et qui exploitent désormais chaque difficulté technique pour en retarder la mise en œuvre.
Malgré la vigueur de ces propos, il est tout-à-fait décontracté. Vêtu d’un jeans et d’une chemisette à carreaux, il se cale en arrière dans son siège tout en se lamentant sur le sort du processus. Nous formons sans doute un duo improbable aux yeux des quelques vacanciers qui profitent du soleil radieux de cette banlieue paisible de Rome : nous parlons de « démons », l’un de nous porte un jeans et une chemisette et l’autre est en costume cravate. La scène s’avère encore plus étrange lorsque des enceintes surdimensionnées pour le lieu se mettent à cracher des morceaux de pop music, du genre de ceux que l’on entend dans les cafés de bord de mer l’été.
Nos consommations nous sont servies. Deux doppio espresso. Nous sommes à Rome. Nous sirotons un café. Peu importe le thermomètre flirtant avec les 30 degrés.
Quand nous évoquons l’actualité de Solvabilité II, tous les chemins mènent au débat sur les garanties « branches longues ». Le problème remplit l’espace comme le vrombissement agaçant d’un moustique. De la taille d’un éléphant. Vous ne pouvez pas l’ignorer et si vous ne faites pas attention, il va vous écraser.
Il y a sans aucun doute un sentiment de fierté dans la voix du professeur Van Hulle quand il parle des résultats de Solvabilité II. Une fierté et de l’optimisme, qui lui font voir le processus comme un verre à moitié plein, en dépit même des difficultés rencontrées sur les garanties « branches longues ».
« L’une des grandes réalisations de Solvabilité II est que nous nous sommes mis d’accord sur la façon de valoriser les engagements d’assurance dans le but d’évaluer la solvabilité des assureurs. Et c’est la crise financière survenue entre-temps qui, si elle n’a pas vraiment remis en cause la façon dont nous avons conçu cela, à savoir l’adoption d’une démarche de valorisation cohérente avec le marché, a posé la question du taux d’actualisation à utiliser pour évaluer ces engagements ».
Le problème est que le débat est souvent abordé d’un point de vue trop actuariel, et que les gens ont tendance à considérer la valorisation cohérente avec le marché comme une pure question de mathématique. « J’ai toujours soutenu que si vous avez un engagement à long terme, la façon dont vous évaluez l’engagement, en considérant que vous avez une durée de vie de 20, 30 ou 40 ans, n’a pas vraiment d’importance. Je veux dire par là que nous avons besoin de nous mettre d’accord sur la façon de faire, mais que cela ne m’empêchera pas de dormir si ce n’est pas ce que nous avions originellement imaginé. Je pense donc qu’il est important que nous soyons un peu plus pragmatiques à cet égard. C’est le défi auquel nous sommes confrontés désormais. »
« Certaines personnes nous disent d’ignorer le risque de marché. C’est insensé. Nous devrions nous en tenir à un bilan utilisé pour l’évaluation de la solvabilité où les actifs et les passifs sont valorisés d’une manière cohérente avec le marché. C’est la philosophie de base de Solvabilité II. »
C’est un moment intéressant pour recueillir son point de vue sur Solvabilité II compte tenu de l’incertitude étrange qui entoure actuellement la réforme. La Directive-cadre est en vigueur, mais Omnibus II qui modifie la directive s’annonce importante du fait qu’aucun accord n’a encore été trouvé sur le traitement des produits de garantie à long terme. Tout dépendra de l’issue des négociations tripartites, ou trilogues, de l’automne. Entre-temps, l’AEAPP a produit quelques projets de directive à des fins de consultation. Tout est là, à quelques détails près.
En outre, tant que ce problème n’est pas résolu, la liste des autres problèmes en attente de décision s’allonge, dont certains concernent des points importants qu’il est urgent de résoudre. C’est en particulier le cas des décisions concernant l’équivalence à accorder aux pays tiers et celles concernant les obligations en matière de publicité. Il reste en outre à résoudre une série de questions de moindre importance mais pas complètement négligeables dans le texte de Niveau 2.
Sa façon de voir est que le goulot d’étranglement des garanties « branches longues » ne doit pas remettre en cause tout le reste. « Ce qui représente 90 % de Solvabilité II. Et qui a été accepté. Donc c’est la dernière chose dont nous parlons. » C’est encore le coup du verre à moitié plein.
« Si une société s’est bien préparée, si elle a mis en place un système correct de gouvernance, si elle a instauré une bonne culture de gestion du risque, elle est prête pour Solvabilité II. » Il fait une pause. Il y a une pointe de frustration dans sa voix. « C’est cette dernière chose, les 10 % restants, sur lesquels nous avons des difficultés. Cela ne change rien du tout. »
« Ne vous méprenez pas, » s’empresse-t-il d’ajouter. « Je ne dis pas que ce n’est pas important. Je pense même que c’est d’une importance cruciale. Le message que je veux faire passer est que la philosophie de base est déjà là. »
Malgré son approche quelque peu paradoxale des garanties « branches longues », il n’a aucun doute sur l’importance de la mise en œuvre de Solvabilité II. « Aujourd’hui, certaines [compagnies] d’assurance offrent des produits qu’elles sont incapables d’honorer parce qu’ils ont été mal conçus. Mal conçus dans le sens où ces produits ne tiennent pas nécessairement compte des modifications qui affectent, ou ont déjà affecté, l’environnement économique. Solvabilité I leur permet de continuer ainsi sans qu’ils n’encourent aucune sanction. C’est arrivé à un point où il faut que cela change. »
C’est peut-être pourquoi il est réticent à accepter l’argument des professionnels selon lequel il faudra plus de temps pour se préparer. « Grâce à Solvabilité II, plus de sociétés ont participé à un exercice QIS [Étude d’impact quantitative] que jamais auparavant dans le secteur bancaire. Aussi vous ne pouvez même pas invoquer l’argument que les sociétés n’étaient pas préparées. Les sociétés étaient préparées. Parce que beaucoup de sociétés ont dû s’organiser pour fournir les données demandées dans des feuilles de calcul très détaillées. Ces exercices QIS de suivi étaient de fait des travaux pratiques. »
Lorsque la Directive Solvabilité II (Niveau 1) a été adoptée en 2009, la date de mise en œuvre avait été fixée au 1er novembre 2012. Courant 2011, la date a été repoussée au 1er janvier 2014 et puis, quand les trilogues ont capoté en septembre de l’année dernière, la Commission a proposé deux nouvelles dates : 2015 ou 2016, selon le calendrier de l’Étude d’impact sur le paquet « branches longues ». Cette dernière date est aujourd’hui présentée comme la date de mise en œuvre la plus réaliste. En ce qui concerne le niveau de préparation actuel des forces en présence… faites votre choix parmi cet éventail de sondages :
- 24,5 % sont « actuellement prêts à être conformes » (Moody’s, 2013).
- 57 % prévoit « d’être conforme à Solvabilité II d’ici janvier 2014 » (EY, 2012).
- 63 % ont dit que « la date idéale de mise en œuvre était pour eux était le 1er janvier 2013 ou le 1er janvier 2014 » (Barnett Waddingham, 2012).
- La « grande majorité » des participants estiment qu’ils seront prêts (si nécessaire) d’ici le 1er janvier 2014(Grant Thornton, 2012).
- 43 % sont « confiants » ou « très confiants » sur le fait que le secteur européen de l’assurance pourra être conforme en décembre 2012 (Deloitte, 2011).
- 78 % « pensent que leur programme est en bonne voie »(KPMG, 2011).

